Mission spatiale en laboratoire : observation du mélange hydrogène-hélium dans les conditions de l’intérieur de Jupiter
Deux chercheurs de la Direction des applications militaires du CEA en collaboration avec des collègues du LLNL1 et de l’université de Berkeley, en Californie, et du LLE2, dans l’Etat de New York, viennent d’obtenir un résultat important pour contraindre les modèles planétaires : l’observation de la séparation de phase entre l’hydrogène et l’hélium pour des conditions extrêmes de température (~10 000 degrés) et de pression (plusieurs millions d’atmosphères) existant dans Jupiter. Ce résultat est publié dans la revue Nature du 27 mai.
Jupiter est une planète géante gazeuse formée principalement d’un mélange d’hydrogène et d’hélium (H-He). Au sein de la planète, l’hydrogène ne reste pas gazeux mais devient un liquide métallique très dense. Dans les années 1970, l’astrophysicien américain E. Salpeter a émis l’hypothèse que, quand l’hydrogène devient métallique, il expulse tout l’hélium et que ce dernier tombe en pluie vers le centre de Jupiter. La mesure par la sonde Galileo en 1996 du manque d’hélium et de néon dans l’atmosphère de Jupiter a été interprétée comme une conséquence directe de cette séparation H-He à l’intérieur de la planète.
Recréer Jupiter en laboratoire pour contraindre les modèles de l’intérieur de la planète
Cependant deux avancées récentes apportent des éléments contradictoires sur cette question complexe. D’une part, des calculs montrent qu’une telle séparation entre l’hydrogène et l’hélium ne peut pas exister pour les conditions thermodynamiques de Jupiter. D’autre part, la mission Juno a mesuré en 2016 la distribution de masse à l’intérieur de la planète et a détecté une zone hétérogène s’étendant sur 15 % du rayon de la planète dont l’origine pourrait être la séparation de l’hydrogène et de l’hélium.
Il est donc crucial de pouvoir mesurer directement les propriétés du mélange H-He dans les conditions de l’intérieur de Jupiter, pour contraindre les modèles de son intérieur. Aucune sonde spatiale ne pourra pénétrer dans Jupiter si profondément. Il faut donc recréer Jupiter en laboratoire.
Une rupture expérimentale et un effort de recherche de long terme
Une nouvelle approche expérimentale a été imaginée pour recréer les intérieurs planétaires en laboratoire. Les méthodes de compression statique (augmentation lente de la pression entre deux enclumes) ou dynamique (génération rapide d’un choc dans l’échantillon), même les plus avancées, ne permettent pas d’atteindre les conditions extrêmes de température et de pression qui règnent à l’intérieur des planètes. Mais la combinaison de ces deux méthodes le permet. L’approche retenue par l’équipe de chercheurs repose ainsi sur le concept de chocs laser dans les cellules à enclumes de diamant, développé par leurs soins il y a une quinzaine d’années.
Par ailleurs, ces études étaient jusqu’à présent menées sur des cibles d’hélium ou d’hydrogène à très basse température pour essayer de maximiser la densité initiale.
Dans l’approche mise en œuvre pour cette étude, la densité initiale est obtenue par compression. Cela a deux avantages particulièrement adaptés à ce projet:
► Stabiliser les mélanges H-He homogènes denses (en dessous de ~30K, le mélange est démixé)
► Obtenir une densité initiale fortement augmentée, ce qui permet de générer ensuite des chemins de compression dynamique dans un domaine plus dense et plus froid.
Les données présentées dans Nature représentent la somme d’un travail s’étendant sur plusieurs années avec plus d’une centaine de tirs sur l’hydrogène, l’hélium et leurs mélanges, effectués sur l’installation laser OMEGA à Rochester, dans l’Etat de New-York.
Des pressions de 2 millions d’atmosphères, des températures de 10 000
degrés
Les conditions thermodynamiques ont atteint des pressions de 2 millions d’atmosphères associées à des températures de 10 000 degrés, reproduisant les conditions réelles de l’intérieur de Jupiter.
Le mélange H-He observé, représentatif de l’intérieur de Jupiter, présente un domaine d’immiscibilité plus étendu que celui donné par les calculs. Cela laisse penser qu’une zone hétérogène, lieu d’une pluie d’hélium, s’étend sur une grande portion du rayon de Jupiter. Ce résultat est en très bon accord avec les modèles en couches récemment proposés pour reproduire la coupe de densité de l’intérieur de Jupiter, déduite de la mesure des moments gravitationnels obtenus par la sonde Juno.
Ces expériences ont également permis une mesure de l’équation d’état des
mélanges H-He, donnée centrale pour construire les modèles d’intérieurs
planétaires.
Des lasers de puissance pour une astrophysique de laboratoire
Le succès de cette collaboration doit beaucoup à l’efficacité et à la fiabilité de l’installation laser OMEGA au LLE. La plateforme de chocs laser dans des cellules à enclumes de diamant, développée pour ce projet ambitieux des mélanges H-He, est maintenant utilisée par d’autres groupes pour mesurer les mélanges d’autres composants des intérieurs planétaires comme l’eau, le méthane, le néon, etc.
L’exploration des systèmes d’hydrogène et d’hélium vers d’autres extrêmes va continuer, en profitant des énergies beaucoup plus importantes disponibles sur d’autres installations laser. Ainsi, l’utilisation de la méthode de chocs laser dans des cellules à enclumes de diamant vient de débuter sur l’installation laser NIF (National Ignition Facility) en Californie, qui peut déposer sur une cible une énergie phénoménale de l’ordre du MégaJoule. Des chocs devraient être générés dans des échantillons d’hydrogène et d’hélium sous des pressions initiales de l’ordre de 400 000 fois la pression atmosphérique, voire plus. Les équations d’état très denses et tièdes de ces deux composants astrophysiques majeurs devraient être mesurées et
permettre ainsi une meilleure description des planètes, naines brunes et blanches.
Une telle plateforme sera également mise en place sur le Laser Mégajoule français, le LMJ, à Bordeaux.
Source : CEA