Indigo est une compagnie indienne à bas coûts qui exploite 247 avions, en très grande majorité des avions de la série Airbus A320, et doit encore recevoir 672 avions commandés. Soit une flotte, si tout est livré, de 919 appareils, de type Airbus A320 ou ATR.
Indigo a annoncé le 29 octobre 2019 avoir passé à Airbus une méga commande de 300 appareils A320neo, la plus grande commande jamais passée à Airbus par un transporteur.
Une excellente nouvelle pour Airbus, un bon signal pour tous les constructeurs d’avions, qui soulève néanmoins du côté du fabriquant et de ses sous-traitants quelques incertitudes et enjeux importants relatifs à la montée en cadence nécessaire pour remplir les objectifs de livraison d’Airbus. Cette commande d’Indigo vient s’ajouter à une file d’attente déjà longue, alors que M. Guillaume Faury patron d’Airbus vient d’annoncer un plafonnement des livraisons 2019 à 850/860 avions contre 890 annoncés précédemment et la redéfinition de la stratégie industrielle d’Airbus afin de pouvoir dépasser ce cap.
Déploiement lent de solutions numériques, pénurie de personnels compétents, niveau de réponse insuffisant de la moitié des sous-traitants aux exigences des donneurs d’ordre, tel est le constat alarmant selon une étude de Kéa & Partners « compétitivité des fournisseurs aéronautiques français et allemands » réalisée en 2018 sous l’égide du GIFAS et du BDLI, organismes réunissant ces fournisseurs.
L’extension des capacités industrielles devrait se faire majoritairement en France, Allemagne, Angleterre et Espagne à l’origine de la création d’Airbus, et pour cette méga commande comme pour les autres commandes importantes, partiellement dans le pays du client. Le challenge est très fort sur les fournisseurs qui ont besoin d’investir et pour certains d’aller à l’international. Ces fournisseurs devront atteindre une taille critique pour être compétitifs et pouvoir durer, et les plus gros d’entre eux (Tier-1) qui sont les mieux placés ont eux-mêmes besoin d’avoir des fournisseurs (Tier2) capables de grossir en taille, par croissance externe ou par croissance organique forte. C’est un risque industriel pour la pérennité s’ils ne sont pas capables de suivre les montées en cadences tant d’Airbus que de Boeing.
Sébastien Maire, Senior Partner de Kea & Partners, déplore qu’ « en cas de défaillance, les remplaçants seront certainement des groupes subventionnés Coréens, Japonais ou Chinois qui prendront la place. Nos entreprises de rang 1 (Tier-1) ou 2 (Tier-2) seront exclues si elles ne réagissent pas rapidement. » Sans doute, des mesures de protectionnisme économique pourraient l’éviter mais elles seraient contreproductives pour un produit vendu dans le monde entier.
Selon l’étude de Kéa & Partners d’Avril 2018, la croissance du transport aérien semble se stabiliser à 3 ou 4% par an, et n’envisage aucune décroissance, le transport aérien étant de plus en plus durable et eco-friendly. notamment sous la pression des clients soucieux du risque climatique.
Cette étude Kéa & Partners préconise la consolidation des fournisseurs comme la solution dans les 5 à 10 ans pour répondre à ce besoin d’augmentation de cadence et de compétitivité, en avançant que ceux qui n’atteindront pas les centaines de millions d’Euros ou de Dollars disparaîtront même s’ils sont aujourd’hui très bons. Kéa & Partners alerte sur le fait que cette transition soit trop lente, due souvent à la question de transmissions d’entreprises parfois familiales.
Mathieu Rossi, PDG de Rossi Aero nuance ce propos tout en étant convaincu de la nécessité d’une transition, « au gré des opportunités ».
Selon lui, les consolidations dans l’aéronautique ont déjà été faites pour quelques entreprises, selon un modèle qui leur est propre et qui est nécessaire aux grands donneurs d’ordre pour augmenter les cadences. Le PDG de Rossi Aero considère que cette consolidation ne doit pas aller trop loin, au détriment de l’agilité. « A trop vouloir consolider, un mouvement d’inertie risque de se produire, et qui ne correspondra pas nécessairement à la nécessité d’agilité en cas d’urgences, de nouveaux développements, de parachèvements ou de rattrapage ».
La transition numérique est pour lui théoriquement essentielle pour améliorer le développement et la production, la qualité, les coûts, ainsi que la sécurité des personnels, mais la maturité numérique chez les avionneurs et leurs sous-traitants ne semble pas suffisamment atteinte pour ne s’appuyer que sur elle et l’humain reste encore incontournable.
Mathieu Rossi a préféré réaliser des partenariats commerciaux pour accroître son offre commerciale, malgré les difficultés intellectuelles, culturelles, ou techniques, pour obtenir une complémentarité métiers, une complémentarité commerciale et financière et se diversifie auprès d’Embraer, Boeing et Bombardier et se tourne vers un partenariat à visée internationale pour adresser le marché américain plutôt qu’européen pour élargir son marché.
Le but de Rossi Aéro est de continuer à maintenir le savoir-faire et la performance industrielle, de répondre à l’agilité demandée par ses clients, de structurer des offres de « de-risking ».
Sébastien Maire Kea & Partners déclare que la transition « est un mouvement continu qui ne doit pas faire peur, mais il n’y a pas de « big bang » .
Selon Philippe Boissat, Managing Director d’iBASEt, fournisseur d’outils « Digital Manufacturing » spécifiques à l’aerospace et la défense , « la chaîne de production d’Airbus n’est pas encore « up to date », ils ont des PLM++ et des ERP++ mais pas encore l’optimisation d’un vrai MES (Manufacturing Execution System) et ils se doivent de le déployer pour performer ».
« La seule façon de piloter en temps réel les chaînes de production, c’est l’unique moyen de pouvoir gagner du temps, de la qualité, et de l’argent pour être plus performant».
Et pour cela des compétences cruciales chez tous les fournisseurs sont nécessaires, telles que la capacité à travailler à l’international, de s’adapter à différentes cultures, avoir un appétit pour l’innovation et la recherche, la capacité de vérifier et de raisonner sur le cycle entier des produits, la maitrise de moyens digitaux capables d’échanger avec les logiciels PLM et de production du donneur d’ordre des ERP .
Avoir la maîtrise et la compréhension des nouvelles technologies, des produits connectés et digitalisés est devenu une condition essentielle de réussite aujourd’hui. Des secteurs comme l’industrie pharmaceutique sont en pointe dans ce domaine, dotés de tableaux de bord leur permettant de coordonner les investissements, piloter et anticiper les problèmes. Toujours selon Philippe Boissat, « il faut chasser le risque et tendre vers la qualité, c’est ce que le Digital peut apporter ».
La digitalisation de bout en bout dite « end to end », depuis le dessin jusqu’à la production et même au support après-vente appelée DDMS (Digital Design Manufacturing and System) est maintenant la top priorité des constructeurs d’avion aujourd’hui.
DDMS comprend le développement d’un produit de façon totalement digitale avec la création d’un jumeau numérique (« digital twin ») du produit physique final, le lien de ce dessin digital avec les moyens de production gérés par MES (Manufacturing Execution System) et le retour d’expérience des problèmes en service testés et résolus sur le jumeau numérique avant d’introduire les changements correspondants sur le produit physique.
Conclusion : dans ce vaste mouvement d’augmentation des cadences de production d’avions et le besoin d’avoir des avions plus respectueux de l’environnement, menant à développer et produire de nouveaux avions éco-responsables fiables de façon efficace, il faudra notamment de l’innovation, une digitalisation « end to end » comprenant un MES performant, et une « supply chain » (chaine d’approvisionnement) robuste capable de répondre de répondre à ces challenges d’innovation, de digitalisation, d’augmentation de cadences à coûts raisonnés.
Selon Kea & Partners, coté fournisseurs, la croissance externe par réunion de plusieurs d’entre-eux pourrait être l’une des clés pour répondre à ces besoins des fabricants d’avions. Pour Kea & Partners, « les technologies ne suffisent pas, il est capital de maintenir la compétence « métier aéronautique », c’est-à-dire la très bonne connaissance des avions pour que les outils numériques soient utilisés correctement pour améliorer l’avion. » Nadia Didelot pour AeroMorning.