Pour les pilotes à l’ancienne, la « cadence » c’était le pilotage du virage, en y appliquant un taux régulier. La cadence, en musique ou danse, c’est également l’application des mêmes « rythmes », que l’on retrouve également dans certaines allures du cheval, dans la poésie et bien sûr dans le travail : les cadences infernales ! Mais dans l’industrie aéronautique la cadence est une économie et une science. Une économie, car c’est la multiplication et la croissance de la production qui permettent de tirer les prix vers le bas ou les bénéfices vers le haut, et une science, car dans cette colossale industrie le moindre grain de sable qui grippe la chaîne se paye au prix fort. Et il faut donc sans cesse anticiper le rythme de production, sa croissance et sa décroissance, faute de ruiner tous les acteurs sous-traitants et partenaires en amont ou en aval.
Les approvisionnements nécessaires pour assembler et livrer un avion se font environ trois ans en avance ! Les installations et les machines utilisés pour cet ouvrage demandent autant de délais. Et l’embauche comme la formation des compagnons, techniciens et ingénieurs n’est pas moins longue. La coopération entre des milliers de sous traitant disposés de par le monde, au fil des compétences et des intérêts commerciaux ou politiques, est un jeu de chaises musicales inouï. Les plateformes de travail numériques (comme CATIA de Dassault System) permettent de partager le travail en direct, à distance, sur les maquettes et les outils de production. La conception et fabrication assistés par ordinateur ne sont plus une nouveauté, mais une exigence incontournable. Comme la logistique de transport des éléments, la gestion de ces systèmes et l’anticipation des pannes (comme pour les avions en exploitation) sont des activités industrielles à elles seules.
Mais personne n’est plus à convaincre. Si je commande un avion, je sais que mon délai de livraison sera au mieux de 3 ans ! (alors que l’assemblage final des sous-ensembles est maintenant réduit à 16 semaines environ !). Donc je dois être capable d’anticiper la situation du transport aérien pour les 10 ou 20 ans qui viennent, ou plus. Et il en est de même pour les avionneurs qui doivent « s’attendre » aux commandes à venir (et aux annulations) pour satisfaire au plus vite leurs clients, et savoir répartir les productions avec sagesse pour ne pas déplaire aux transporteurs pressés, ni dépasser leurs capacités.
Voilà cette économie qui ne peut vivre au fil de l’eau tant ses délais sont longs et la conjoncture économique difficile à appréhender, comme on l’a vu avec les « Guerres du Golfe » ou les épidémies de « SRAS ».
En croissance, les dégâts sont plus limités. On achète, on embauche, on forme, on développe, et c’est jugé positif par tous, même si certains industriels sont mieux préparés que d’autres, et en tirent des bénéfices. En période de crise, s’il faut « démonter » c’est catastrophique. Souvenons-nous de ces années noires ou Boeing licenciait du personnel par dizaine de milliers ! En Europe, les Etats payaient et compensaient pour que le ralentissement des « cadences » ne soit pas trop douloureux. Et les constructeurs sortaient des chaînes des « queues blanches », des invendus sans logo de compagnie, en attendant les jours meilleurs. On a même fabriqué des cannes à pêche en composites !
Ainsi, sans épidémie ni guerre notoire, la question des cadences est actuellement posée par les gros problèmes rencontrés par Boeing avec ses modèles de monocouloirs B737 Max équipés de moteurs GE-SNECMA Leap-1B. Depuis le mois de mars et la seconde catastrophe, les appareils livrés, presque 400, sont cloués au sol, et la production est passée d’un objectif 52/mois à 42/mois. 42 appareils qu’il faut ensuite, avec un laissez-passer, aller stocker sur des aérodromes de plus en plus éloignés de Seattle. Des milliards de $ de recette en moins pour l’avionneur, une image dégradée dans le public, un outil industriel, avec tous ses sous-traitants, qui travaille au ralenti alors que c’était la pleine croissance avec le projet de passer à 60 monocouloirs par mois, comme Airbus qui est sur la voie des 63/mois ! Combien de temps pourront-ils tous tenir ? Boeing, qui espère remettre ses modèles de 5° génération en vol dans les mois qui viennent, devra en modifier près d’un millier avant de les livrer, au mieux, si juste modification logicielle il y a. Il prévoit des cadences de 70 par mois avec la production de la chaîne qui reprendra alors à plein. On ne peut que le leur souhaiter. Sans démagogie.
Quand à ceux qui pensent qu’Airbus va profiter de cette situation, ils se trompent. Boeing prévoyait 900 livraisons en 2019 (contre 800 en 2018), ce qui ne se réalisera pas, bien évidemment et de loin. Mais Airbus qui en annonçait près de 900 également a recadré ses prévisions à 830 (800 en 2018). Donc moins d’avions que prévu, malgré son gros carnet de commandes fermes de presque 7500 avions ! Car Airbus est limité pour ses montées en cadence d’A320 par certains sous-traitants et par la capacité de ses chaînes d’approvisionnements et de montage. En Allemagne deux chaines produisent maintenant des monocouloirs A320, une autre à Mobile aux USA, en montée en puissance, et une autre en Chine, à Tianjin, qui va également augmenter sa production annuelle de 40 avions vers 80, comme l’a annoncé Airbus lors de la visite officielle du Président Macron au début du mois. Mais cela ne suffit pas. Et nous n’avons pas parlé des autres modèles d’avions, les plus gros porteurs en particulier (B777, B787, A 350, A330 et encore A380, ni A220). Et puis, qui sait ce que sera le marché du transport aérien demain ? Grossir demeure un terrible danger en cas de retournement de situation. Qui trop embrasse mal étreint, dit la fable ! Il n’est pas dans nos cultures de démonter rapidement des outils industriels et de licencier…. La crise crée la crise. Il faut donc savoir trouver la juste limite du raisonnable ! Complexe !
Chronique de Michel Polacco pour Aeromorning.com