Pontoise, dans le lointain Val d’Oise, éphémère capitale des transports aériens. Le procès de l’accident du Concorde d’Air France y suit son cours, au pas de course. La présidente du tribunal de grande instance, Dominique Andréassier, ne laisse aucune place aux disgressions, rappelle que le procès a pris du retard, répète qu’il faudra en terminer à la date prévue (le 28 mai) mais ne prend pas pour autant la moindre liberté avec la procédure, aussi lourde soit-elle.
Du coup, nous voici devenus de grands spécialistes de la bande d’usure. C’est-à-dire de la lamelle métallique qui enserre l’arrière de la nacelle des moteurs General Electric CF6-50 qui propulsent les triréacteurs long-courriers DC-10. Dix ans après l’accident et la relecture jusqu’à saturation du rapport d’enquête du BEA, la terre entière sait qu’une lamelle tombée d’un avion de Continental Airlines est (serait) à l’origine de la séquence d’événements qui a conduit à l’issue fatale.
Il est donc indispensable de tout en connaître. Dans le catalogue des pièces de rechange de General Electric, elle est disponible pour la modeste somme de 431 dollars. Cette pièce en acier inoxydable ne se répare pas et, usée ou déformée, se remplace. Il n’est pas prévu qu’elle soit façonnée dans un métal de substitution (comme le titane) mais, en cette matière, General Electric a choisi de s’en remettre à l’autorité, c’est-à-dire à la Federal Aviation Administration. Continental n’en a pas moins procédé à une réparation «maison» qui n’a pas résisté bien longtemps.
Décrite dans ses moindres détails, la lamelle s’inscrit dans un cadre réglementaire pour le moins complexe. Le tribunal est ainsi entré de plain-pied dans ce monde un peu obscur de la maintenance aéronautique, les règles qui lui sont applicables, les épais manuels d’entretien, la manière de suivre la vie de chaque avion. La présidente est formelle : avant d’établir d’éventuelles responsabilités, il convient de tout savoir des bandes d’usure. Et aucun détail ne sera épargné à l’assistance.
Cette plongée dans les coulisses de l’aviation commerciale nous rappelle, pour autant que ce soit nécessaire, qu’il s’agit d’un univers exigeant dans lequel rien n’est simple. Un monde de techniciens, d’ingénieurs, de spécialistes, d’experts, qui obéit à des règles internationales sévères. Un monde qui utilise son propre jargon, ses codes et éprouve les plus grandes difficultés à se faire comprendre de gens ordinaires, y compris les hommes de loi. Il n’en fallait pas plus pour justifier certains échanges déshumanisés ou d’un ennui profond.
La salle tout entière est plongée dans la perplexité et une sourde impatience de passer à autre chose quand survient une surprise. Là, assis bien droit sur un banc de l’arrière de la salle, c’est bien André Turcat qui écoute, immobile, impassible. Cet immense pilote d’essais est certainement l’homme qui connaît le mieux Concorde, jusque dans ses infinis détails, au même titre et pour les mêmes raisons que son ami, collègue et complice Henri Perrier. Il y a pourtant une nuance, si l’on ose dire : Perrier est là mis en examen, Turcat est venu prendre l’ambiance. Par sa seule présence silencieuse, par un bref échange de regards et l’esquisse à peine décelable d’un sourire, Turcat lui a tout dit. Sa profonde sympathie, son indéfectible soutien, la tristesse que lui inspire ce procès. Ils ne se parleront pas et Turcat n’aura pas non plus l’occasion d’échanger quelques mots avec Claude Frantzen, assis à côté de Perrier, lui aussi mis en examen, en tant qu’ancien dirigeant de l’Aviation civile.
C’est un moment exceptionnel, furtif, silencieux, qu’il nous est donné de vivre. Dans la salle, d’autres grands anciens ont reconnu Turcat, sont venus le saluer avec respect. Un instant magique, plein d’émotion, une respiration de survie dans une ambiance pesante. Turcat est venu de sa lointaine Provence, appuyé sur sa canne, un message d’amitié à la main. Soudain, tout est différent. Qu’importe la lamelle : Turcat est venu ! Pierre Sparaco – AeroMorning
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